samedi 20 juin 2009

L'intimité érotique 1



En me rappelant les plaisirs que j’ai eus, je les renouvelle, j’en jouis une seconde fois, et je ris des peines que j’ai endurées, et que je ne sens plus. Membre de l’univers, je parle à l’air […]. Je sais que j’ai existé, car j’ai senti ; et, le sentiment me donnant cette connaissance, je sais aussi que je n’existerai plus quand j’aurai cessé de sentir.1


L’érotisme, qui associe au désir sexuel une double élaboration culturelle et intellectuelle, est avant tout une activité subjective, non pas seulement en ce qu’elle est spécifiquement humaine, mais surtout en ce qu’elle appartient à la conscience individuelle, à l’intériorité, à la singularité – sinon à la spontanéité – du moi. C’est ce qui explique que l’érotisme soit un art ; c’est-à-dire conjointement qu’il corresponde à la maîtrise d’un code, d’une technique, et nécessite l’affirmation, pour chacun, d’un style propre. Voilà au reste ce qui légitime l’affirmation un brin provocatrice de Guy Scarpetta pour lequel « tout le monde, en matière d’érotisme, n’est pas également doué. Pas plus que n’importe quel art, il ne saurait répondre à une exigence démocratique ». « De l’érotisme, en somme, on pourrait dire ce qu’on dit de la musique : tous les êtres humains sont capables d’apprendre à jouer du piano (rien, dans le programme génétique de l’espèce, ne s’y oppose) ; mais il ne s’ensuit pas pour autant que chacun puisse devenir Glenn Gould »2. Mais, au-delà de ce trait d’esprit, la subjectivité de l’érotisme explique surtout que ce dernier corresponde toujours, d’un point de vue littéraire, à une manière de lyrisme, au sens où, comme le note Georges Molinié, « l’expression lyrique est d’abord expression de soi à soi sur soi » – ce qui « se traduit dans le discours par une surabondance d’indices à la première personne » ainsi que par un jeu singulier des « figures microstructurales : allocution, exclamation, interrogations oratoires… et même des figures de second niveau (monologue) »3. Il est bien connu, en effet, que dès l’époque classique, « les récits libertins empruntent abondamment les ressources de la première personne, qu’il s’agisse de romans en forme de mémoires, de romans dialogués ou de romans épistolaires »4, le recours au point de vue subjectif permettant « aux narrateurs un rendu plus direct des sensations et des émotions « qui provoque une identification plus excitante du lecteur au héros »5. Les théoriciens de la lecture ont naturellement poussé beaucoup plus avant l’analyse de ces phénomènes identificatoires.
D’une part, selon eux, l’usage de la première personne faisant mécaniquement coïncider l’« identification primaire » au narrateur et l’« identification secondaire » au personnage qu’il a été6, le plaisir de la lecture serait la réponse à celui pris à remémorer, par l’écriture, des joies amoureuses et érotiques passées pour en jouir une seconde fois. Ce ravissement de la remémoration, souvent développé au cœur du récit et inlassablement renouvelé, montre non seulement à quel point l’érotisme est réactualisation de plaisirs anciens, mais aussi combien il est répétitif – cet « effacement du temps »7, « ce bredouillement de la durée mourante »8 que Jacques Henric place au cœur du désir amoureux étant aussi chargé de réduire d’anciens traumas. D’autre part, comme le note Käte Hamburger à la suite de Benveniste, « il appartient à l’essence de tout récit à la première personne […] de se poser comme non-fiction, comme document historique »9 ; et c’est cette désorganisation des limites évanescentes séparant la réalité et la fiction qui favorise la sublimation des pulsions scopiques dont on sait qu’elle est, avec la régression au stade anal, constitutive du plaisir de lecture10. De fait, « l’objet du voyeurisme, c’est d’abord la sexualité : une sexualité dissimulée et latente dans les romans les plus travaillés, une sexualité manifeste dans les récits plus primaires »11. L’intimité sexuelle – liée conjointement à la transgression, à la complicité et au secret – apparaît bien comme le « lieu d’ancrage et de fixation de la lecture, point central sur lequel porte toute l’attention de celui qui déchiffre, foyer où se rive son regard »12. Autrement dit, la dimension autodiégétique des récits érotiques indiquerait que l’excitation que provoque la lecture de ceux-ci n’est point – loin s’en faut – génitale, mais qu’elle renvoie au contraire à des stades archaïques du développement psychique, et que la lecture de fictions érotiques qui revêtent l’apparence de récits factuels ou d’autobiographies érotiques mimant la forme romanesque, inscrite dans la dialectique de la dissimulation et du dévoilement, est toujours soutenue à la fois par un intense désir de savoir sexuel et par un violent désir sexuel de savoir, au reste lié à l’oralité13.
A tout cela, deux conséquences. Sur le plan de l’histoire des modèles littéraires, la dimension cognitive et heuristique de l’érotisme permet de comprendre comment et pourquoi, quittant le dialogue d’éducation sexuelle, la matière licencieuse est advenue dans le Bildungsroman, dans le roman-mémoires, dans le roman personnel et, enfin, dans ce genre paradoxal qu’est l’autofiction où « le lecteur perçoit un écrivain qui s’identifie à l’un de ses personnages dont le caractère fictif est affiché par un auteur qui se met en scène dans des aventures visiblement imaginaires »14. Sur le plan théorique, si l’on accepte de définir la lecture comme une activité permettant à qui s’y adonne d’en revenir à des stades archaïques de sa vie libidinale et de s’y fixer momentanément pour retrouver une satisfaction fantasmatique (consciemment oubliée mais spontanément tenace), la lecture de ces textes intimes et érotiques correspondrait à une manière de retour – en vue de la goûter et de la dominer – à cette fameuse Urszene qui, en raison de sa forte valeur traumatique, est devenue un point de fixation des représentations inconscientes. Un lien est alors tissé entre une forme – la confession (véridique ou feinte) de douces turpitudes libertines – et une structure fantasmatique – la manière dont la maîtrise de l’analité, l’indéfectibilité de la frustration et de la satisfaction du stade oral, et le désir de voir mis en évidence par les théories sexuelles infantiles viennent s’étayer sur la génitalité. C’est à ce lien qu’il s’agit, entre autres, de s’intéresser brièvement ici en croisant histoire des formes et histoire des mentalités, exégèse et théorie littéraire.


1 Casanova, Mémoires. Histoire de ma vie, Paris, Arléa, 1993, p.3.
2 G. Scarpetta, Variations sur l’érotisme, Paris, Descartes & Cie, 2004, p.16.
3 G. Molinié, Eléments de stylistique française, Paris, Puf, coll. « Linguistique nouvelle », 1991, p.158.
4 M.-F. Luna, « Du “je” libertin » in J.-F. Perrin & Ph. Stewart (éd.), Du Genre libertin au XVIIIe siècle, Paris, Desjonquères, 2004, p.242.
5 Ibid.
6 Voir V. Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, Puf, 1992, p.124 sqq.
7 J. Henric, Comme si notre amour était une ordure, Paris, Stock, 2004, p.108.
8 Ibid., p.238.
9 K. Hamburger, La Logique des genres littéraires, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1986, p.259 & 299.
10 M. Picard, La Lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1986, p.60-65.
11 V. Jouve, op.cit., p.159.
12 C. Grivel, Production de l’intérêt romanesque, La Haye & Paris, Mouton, 1973, p.284.
13 Cf. S. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1991.
14 V. Colonna, L’Autofiction (essai sur la fictionalisation de soi en littérature), thèse de l’E.h.e.s.s., 1989, p.17.

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